Lettre ouverte à M. Jean-Michel BLANQUER

 

Les professeurs d’allemand de CPGE se désolent de plus en plus de voir le nombre de leurs étudiants diminuer, alors que dans le même temps l’Allemagne offre de formidables débouchés aux diplômés de nos Grandes Écoles de management. Ces dernières ont toutes noué d’innombrables partenariats avec des universités allemandes ou même ouvert leur propre campus outre-Rhin. Et pourtant force est de constater que dans les classes préparatoires, les étudiants germanistes se raréfient.

Cette lettre ouverte à notre Ministre de l’Éducation, qui s’inscrit dans la longue liste des efforts menés depuis des années par les professeurs d’allemand pour essayer de stopper ce déclin, s’intéresse aux pouvoirs de nos hommes politiques, suggérant, dans un cadre européen, quelques pistes.

Merci, Monsieur le Ministre !

Merci d’avoir pris une décision de bon sens en rétablissant dès juin 2017 les classes bilangues qui, pour des raisons idéologiques et avec des arguments fallacieux, avaient été supprimées par votre prédécesseur.

Un peu d’histoire

Qu’il s’agisse de classes anglais-allemand ou anglais-espagnol, tous les linguistes savent que cette concomitance de l’apprentissage de deux langues étrangères dès l’entrée au collège est propice au développement de compétences croisées et garantit en outre une diversité linguistique dont la préservation répond à des objectifs culturels, pédagogiques, économiques et politiques.

Ayant pendant près de 40 ans enseigné la langue de Goethe, essentiellement en classes préparatoires aux grandes écoles, je suis naturellement sensible à la défense de ma discipline et vous sais gré à ce titre, Monsieur le Ministre, de votre clairvoyance. Aujourd’hui retraité, je puis en toute franchise exprimer mon opinion sur cette question cruciale et vous me pardonnerez, j’en suis certain, ma liberté de ton.

Avant de scruter l’avenir, qui seul mérite véritablement notre intérêt, examinons brièvement quelques faits passés concernant l’étude de l’allemand en France. Si l’on veut ne considérer que le pourcentage des jeunes Français qui apprenaient l’allemand, il faut remonter à la fin du XIX° siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, pour y trouver l’heure de gloire de l’allemand : en ce temps-là, plus de la moitié des (rares) lycéens français qui apprenaient une langue étrangère choisissaient l’allemand, devant l’anglais appris par environ 40 % d’entre eux. Dès 1915 et pendant les décennies qui suivirent, la baisse du nombre de germanistes LV1 est continue, avec toutefois un rayon de soleil après 1963. Cette amélioration de la situation de l’allemand perdure jusqu’au milieu des années 70.

Les deux géants

À quoi peut-on l’attribuer ? À une volonté politique forte, portée par deux hommes politiques forts, convaincus que le rapprochement de l’Allemagne et de la France ne pourrait pas constituer le socle solide de l’Europe de leurs rêves sans une connaissance mutuelle de leurs deux peuples. Comme chacun sait, le 22 janvier 1963, fut signé au Palais de l’Élysée le Traité d’amitié franco-allemand, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer étant avant tout soucieux à travers ce texte d’affermir l’amitié entre nos deux pays. Certes, tout ne fut pas parfait dans la suite et maints accrocs au Traité ont émaillé le quotidien politique de nos deux nations, mais une chose fut réussie : permettre aux jeunes Allemands de découvrir leurs voisins, de dialoguer avec eux, et aux jeunes Français de vivre ce qui leur semblait à l’époque être une aventure palpitante, en découvrant moult régions, villes, et villages allemands. L’apprentissage du français en Allemagne progressa dès lors à peu près parallèlement à celui de l’allemand en France.

Même dans mon Sud-Ouest natal, l’allemand devint langue attractive, qu’il convenait d’apprendre lorsqu’en septembre 1963, j’entrai dans une classe de sixième constituée entièrement de germanistes. Quelles étaient les raisons qui avaient présidé à mon orientation scolaire ? Un choix personnel ? Non. Souvenons-nous qu’à cette époque-là l’avis du jeune enfant pesait peu face aux décisions des pères de famille[1]. Le mien fut en l’occurrence fermement conseillé par mon maître de CM2 qui, fortement impressionné par le Traité de l’Élysée et les décisions qui l’accompagnèrent, lui prescrivit pour moi cette langue qui jusqu’à présent accompagne toute mon existence.

Au-delà de l’anecdote, si j’évoque mon cas personnel, Monsieur le Ministre, c’est parce qu’il témoigne de la formidable puissance des décisions politiques pour la vie des citoyens lorsqu’elles sont prises par des hommes et des femmes soucieux de progrès et guidés par un « idéal pragmatique », cette même puissance pouvant avoir des effets délétères lorsque les décisions prises sont déconnectées des besoins et aspirations des citoyens…

Hétérogénéité territoriale

Après une phase de stabilisation, la fin du XX° siècle vit le nombre des jeunes apprenant l’allemand décroître dangereusement et sans vouloir ici entrer dans le détail des chiffres, on peut dire que la création des classes bilangues dans les premières années du XXI° siècle a permis de freiner un peu cette hémorragie. La possibilité donnée aux jeunes et à leurs familles de commencer l’étude de deux langues vivantes dès la sixième est une mesure favorable à la diversité linguistique. Hélas, l’offre de classes bilangues demeure insuffisante si l’on examine la situation dans la globalité des territoires français, créant des situations d’injustice inacceptables. Concentrer notre regard sur les marches du pays n’est pas une saine méthode : certes, l’espagnol continuera à prospérer en Occitanie, de même que l’italien dans les Alpes maritimes ou l’allemand en Alsace. Mais ce que l’on doit viser, c’est la même possibilité pour tous les collégiens français d’accéder aux classes bilangues de leur choix, indépendamment de l’empreinte du pays voisin. Accroître l’offre, donc. Et ceci est au cœur de vos prérogatives, Monsieur le Ministre.

Accroissement de l’offre

Voici quelques jours, le 22 janvier à Aix-la-Chapelle, vous avez assisté aux côtés du Président Emmanuel Macron et de la Chancelière Angela Merkel à la signature du Traité d’Aix-la-Chapelle qui, 56 ans après le Traité de l’Élysée, doit consolider l’amitié franco-allemande. Et l’article 10 de ce traité m’a particulièrement interpellé, me laissant espérer un nouvel élan : « Les deux Étatsrapprochent leurs systèmes éducatifs grâce aux développements de l’apprentissage mutuel de la langue de l’autre, à l’adoption, conformément à leur organisation constitutionnelle, de stratégies visant à accroître le nombre d’élèves étudiant la langue du partenaire, à une action en faveur de la reconnaissance mutuelle des diplômes et à la mise en place d’outils d’excellence franco-allemands pour la recherche, la formation et l’enseignement professionnels, ainsi que de doubles programmes franco-allemands intégrés relevant de l’enseignement supérieur ».

Tous les amis de l’allemand et de l’Allemagne, tous les fils spirituels de Charles de Gaulle et de Konrad Adenauer se réjouissent à cette lecture. Voilà désormais un domaine de vos attributions qu’il convient, en partenariat avec vos homologues allemands, de nourrir de réalisations concrètes, susceptibles de faire rêver jeunes Français et jeunes Allemands. L’offre d’enseignements divers de l’allemand, à tous les niveaux de l’Éducation nationale, est l’une des composantes de cette problématique.

De même, lorsqu’à l’invitation du Président de la République, vous fûtes amené à répondre à Aix-la-Chapelle en ce 22 janvier, à une question d’une jeune étudiante en biologie de l’Université de Strasbourg qui s’inquiétait de la baisse du nombre de germanistes, des conséquences de la réforme du bac et de la manière de promouvoir l’enseignement de l’allemand chez nous, vous avez tenté de la rassurer en évoquant notamment la possibilité dans certaines filières d’avoir un nombre accru d’heures d’allemand et en précisant que l’introduction de l’allemand à l’école primaire serait également favorisée. Hélas, bien peu de professeurs d’allemand français ont pu vous entendre à cette occasion ; quant à moi, je voudrais être certain d’avoir bien compris que vos propos s’adressaient à la France toute entière et pas seulement aux régions limitrophes de l’Allemagne ; que vous allez bien proposer des cours d’allemand dans tous les collèges et lycées ; et que les horaires consacrés aux langues ne fondront pas. Cela méritera d’être redit avec clarté, confirmant ainsi votre convergence de vues avec la Chancelière qui, au cours de ce même échange, a souligné avec force l’importance de l’apprentissage de nos langues respectives.

(Res)susciter la demande

Il est un autre aspect du problème qui dépend aussi des décisions politiques : la demande d’allemand. Comment susciter la demande des jeunes et de leurs familles afin que les futures forces vives de notre nation ne soient pas privées des compétences linguistiques indispensables qui leur permettront de remporter les combats économiques de demain ?

D’aucuns ont reproché à presque tous vos prédécesseurs de n’avoir pas œuvré suffisamment pour l’épanouissement de l’enseignement de l’allemand en France, d’avoir préféré les considérations budgétaires aux ambitions scolaires, académiques, culturelles et politiques. Reproche sans doute justifié. Mais cette défaillance dans l’offre de l’État n’explique pas à elle seule le recul du nombre de germanistes que déplorent nos chefs d’entreprise quand ils veulent se développer outre-Rhin ; la fable du globish, espéranto capable de remplacer tous les idiomes leur apparaissant bien vite pour ce qu’elle est, dès lors qu’ils essaient de s’implanter vraiment en pays germanique.

Il faudrait être aveugle pour nier que la demande d’allemand est trop faible, surtout dans les familles les moins bien informées et socio-culturellement les moins favorisées[2]. Comme je l’ai déjà écrit, le choix d’une langue au collège n’est plus aujourd’hui uniquement celui des parents, il est en partie celui des jeunes élèves. Or ces derniers ne rêvent pas de la paix qu’ils ont toujours connue, ne rêvent pas de l’Europe, ne rêvent pas de l’Allemagne, ne rêvent pas de lire Goethe ou Thomas Mann… que le plus souvent ils ne connaissent pas. La société de consommation et de loisirs dans laquelle ils ont toujours baigné les pousse vers d’autres choix semblant plus attractifs ou plus utiles.

De l’amitié

Monsieur le Ministre, vous avez le pouvoir de changer en partie cette vision des choses. Un jour de juillet 2017, devant la dépouille d’Helmut Kohl, Emmanuel Macron a dit : « l’Europe n’est grande que si est grande la bienveillance qui l’inspire, l’Europe n’est grande que si est grande l’amitié qui la fonde. » Avant d’ajouter : « À ceux qui prétendent aujourd’hui que les institutions et les traités européens sont de vaines constructions technocratiques, je veux ici dire (…), c’est parce que vous en avez retiré l’amitié ».

La répétition de ce mot le prouve : l’amitié n’est pas qu’une valeur humaine, c’est aussi une force politique. Or, l’amitié entre pays n’a de sens que si elle repose sur les amitiés entre citoyens de nos peuples. Pour sortir des traumatismes des deux guerres du siècle passé, il fallait bien commencer par rapprocher les villes et les villages de nos deux pays, et ce fut la mission dévolue aux jumelages franco-allemands. Parallèlement et dans leur prolongement, les échanges scolaires, puis les échanges universitaires Erasmus, aujourd’hui ouverts aux apprentis, les programmes Brigitte Sauzay et Voltaire sous l’égide de l’OFAJ ont multiplié les rencontres et permis la naissance d’amitiés nombreuses et contribué aussi à la constitution de nombreux couples franco-allemands.

Mais aujourd’hui, cela ne suffit plus à faire rêver et à attirer ceux qui ne sont pas naturellement, par la géographie ou l’héritage familial, enclins à se tourner vers nos voisins outre-Rhin. Pour faire renaître, chez les jeunes Français,

l’envie d’aller vers les Allemands et l’envie de les comprendre, d’échanger avec eux, dans leur langue et non point en anglais, pour que naissent entre eux de vraies amitiés, il faut proposer une vision rénovée de ce pays souvent méconnu, dans lequel peu de familles passent leurs vacances et, au travers de campagnes d’information intelligemment construites, diffuser auprès des jeunes l’idée que ce morceau d’Europe, au même titre que la France, pourrait devenir demain le havre de prospérité où s’épanouira leur vie et… où ils pourront s’amuser. Leur parler des perspectives d’emploi ne les fera pas forcément rêver ; il faut donc aussi casser les clichés véhiculés sur l’Allemagne. Sa capitale est une ville jeune, culturellement passionnante, pleine de clubs branchés, de musées riches, de lieux historiques et de spots de verdure immenses et les jeunes Français qui s’y rendent pour la première fois sont agréablement surpris de constater qu’il fait vraiment bon y vivre. Et maintes autres villes allemandes leur réservent des surprises similaires. Pour préserver l’équilibre, l’envie d’apprendre le français devrait aussi, par des voies analogues, mais non identiques, être redonnée aux jeunes Allemands.

Remerciements

Merci, Monsieur le Ministre, de ne pas considérer la décision salutaire que vous avez prise dans le passé comme suffisante pour restaurer la place de l’allemand en France. Vous qui avez toujours été un praticien de l’Éducation, vous devez aller plus loin pour être fidèle à l’esprit du Traité d’Aix-la-Chapelle, et traduire en développements concrets les envolées lyriques de nos hommes politiques. Sans cela, la déception sera, dans quelques décennies, cruelle et l’histoire nous jugera aussi à l’aune des décisions qui n’auront pas été prises.

Loin des calculs idéologiques et des décisions démagogiques, la promotion de l’allemand en France et du français en Allemagne, au travers d’une offre élargie au sein de nos systèmes éducatifs respectifs et d’une stimulation de la demande chez les jeunes des deux pays, doit être un acte politique fort, empreint de courage et s’inscrivant dans la durée pour « renforcer toujours le socle franco-allemand qui reste indispensable à une Europe bousculée[3] ».

Philippe KOHLER 

Professeur honoraire de Chaire Supérieure (allemand) – Lycée Roosevelt / Reims 

Trésorier de l’APHEC


[1] Dans bien des familles, l’égalité homme-femme restait alors une douce utopie.

[2] Selon les statistiques, l’allemand est choisi en LV1 par approximativement deux fois plus d’élèves issus de catégories socialement favorisées que par ceux issus de catégories défavorisées.

[3] Emmanuel Macron le 22 janvier 2019 à Aix-la-Chapelle