Le pâquis et le pré carré


 

La constitution d’un continuum entre classes préparatoires et grandes écoles peut s’inspirer du modèle médiéval du pâquis. Et recourir, par des références croisées, à une gestion collaborative des communs du savoir, patrimoine d’outils et de concepts, qui transcendent les prés carrés et l’entre soi.

 

La réflexion initiée par l’APHEC lors de la première édition de ses Rencontres, en novembre 2015, consacrée au continuum entre classes préparatoires économiques et grandes écoles de commerce, peut se nourrir de l’opposition entre le pâquis et le pré carré(1), plus couramment rencontrée sous le clivage anglais médiéval originaire : commons & enclosures.

 

En 1215, le roi Jean sans Terre se voit imposer la « Grande Charte », qui limite les avancées de l’arbitraire royal. Certains points de celle-ci, annexés dans la « Charte des forêts », réaffirmeront les usages collectifs séculaires de la forêt que le roi avait voulu restreindre et même éteindre par la répression confiée à ses sheriffs. Faire paître les troupeaux, ramasser du bois pour restaurer les toits, et de la tourbe pour se chauffer se trouvent ainsi à nouveau autorisés. On appelle the commons, les biens communs, les communs, ce qui est laissé disponible à quiconque voudra s’en servir. Le pâquis, terre ouverte à la vaine pâture. Le glanage des épis qui restent après la récolte. Le ramassage des fraises sauvages, noisettes et champignons. L’accès aux sources pour irriguer ou étancher la soif. Mais assez vite, peut-être dès le XIIIe siècle – en tout cas Thomas More l’évoque abondamment dans son Utopie de 1516 au début du XVIe siècle – le mouvement des enclosures, de la systématisation des enclos, se mit à privatiser ce dont l’usage n’était réservé à personne en particulier, pour l’affecter à un propriétaire exclusif. Le modèle de l’accès partagé aux ressources fut très fréquemment supplanté par celui de l’accès réservé, et de la chasse gardée. Au pâquis succéda le « pré carré », au sens propre comme au sens figuré.

 

La naissance d’Internet

 

Ce n’est pas pour rien qu’à l’aube de nos années 70, en plein développement par les universitaires d’un réseau né acentré et libre, l’internet, à partir de l’Arpanet conçu par des militaires, l’intérêt pour les communs et les enclosures rebondit, se fit polémique. Fallait-il laisser les ressources inouïes de ce réseau, transmettre, échanger, publier, ouvertes à quiconque, ou enclore des fonctionnalités pour les réserver à quelques-uns. (2)

 

En 1968, alors que les chercheurs commençaient à ouvrir un gigantesque pâquis virtuel, creuset collaboratif qui permettait aux universitaires de mettre leurs innovations au pot commun et de s’inspirer de celles des autres, Garrett Hardin publia La Tragédie des communs(3). Il y dénonça l’usage ouvert des ressources à travers la thématique de la prédation par surpâturage. Si un pâquis permet un libre accès aux troupeaux, alors celui qui y installe un temps son bétail a tendance à vouloir optimiser le bénéfice qu’il en retire. De l’usus, il bascule alors dans l’abusus. Et alors, au terme de plusieurs usages abusifs, vient un moment où le pâtre qui arrive ne trouve plus qu’un sol dévasté où presque rien ne repousse.

 

Partager les communs

 

Ce texte de Hardin, partie prenante d’une écologie de la préservation de la nature, fut interprété comme renvoyant aussi aux communs de la culture. Pour certains, il tombait ainsi à point pour préparer la montée en puissance des enclosures numériques, limitations d’accès, labellisation systématique des logiciels au début des années 80.(4) Hannah Arendt préconisait, dans The Human Condition, texte connu en français sous le titre La Condition de l’homme moderne(5), de garantir pour les humains un espace commun à recevoir en héritage et à augmenter. Ne convient-il pas, sur la Toile, de sacraliser, découper par des paroles et des dispositifs juridiques, un territoire des communs ? Au texte de Hardin qui suggérait la prévalence des chasses gardées, des prés carrés, en tout cas dans le registre naturel, l’économiste Elinor Ostrom répondit par une étude qui lui valut le prix Nobel d’économie de 2009, La Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles (6). Dans cet ouvrage, elle répertorie et interroge les ingénieuses solutions qui permettent à des communautés ayant à gérer l’utilisation de l’eau, de terres, de zones de pêches d’utiliser à tour de rôle, sans exténuation, ce qui leur est si nécessaire. Car, dans la nature, les communs peuvent se tarir.

 

Les communs du savoir, eux, sont intarissables. Ils perdurent à leur utilisation et gagnent à être fréquentés par quiconque. Ainsi la science, la réflexion, le langage. Plus on en fait usage, moins ils s’usent, plus ils croissent et embellissent. Conférences, dictionnaires, fictions. D’eux le pâturage est à préconiser, et même le surpâturage. Des bonnes choses, il faut savoir abuser. Ces communs-là sont comme des perles de culture qui ont besoin d’être portées sur la peau ou sur le pull. Leur nacre s’en trouve irisée et vivifiée.

 

Dans son Discours d’ouverture du congrès littéraire international (7), le 7 juin 1878, Victor Hugo prenait bien soin de dissocier le livre, résultante d’une réflexion dont il faut que l’auteur puisse vivre pour être indépendant, ce qui suppose un droit d’auteur dûment garanti, de la faculté de penser, universelle : « Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient — le mot n’est pas trop vaste — au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous ».

 

Une manière spécifique d’écrire et parler

 

Le cursus d’un étudiant en classes préparatoires consiste en une fréquentation assidue d’outils du patrimoine humain. Nos élèves sont rompus à un maniement diversifié et circonstancié de la langue française, en laquelle et par laquelle ils construisent leur être intime, critiquent, calculent, problématisent, résument, synthétisent. En un mot, pensent, en se forgeant une manière spécifique, qui les constitue, d’écrire et de parler. Ils se modèlent dans une narration d’eux-mêmes, par l’appropriation plastique d’une syntaxe et d’une sémantique. Ils s’emparent, par la réflexion, de contextes apparemment clos sur eux-mêmes. Polyphonie de la dissertation de géopolitique ou de culture générale ou du devoir de mathématiques qui accoutume à se faire plusieurs à soi tout seul et à fréquenter l’analogie.

 

Nous avons des échos, de la part de responsables de Grandes Écoles de commerce, de l’advenue fréquente, chez nos élèves, lors de la première année, après l’intégration, d’un blues post partum, brutale décompression liée aux changements de repères linguistiques et comportementaux. Rejet des travaux en équipe, perplexité, même, dans les softs skills. La course en solitaire des préparationnaires installerait-elle une réticence face aux synergies attendues en école ? Le passage à l’anglais, dans des cours ponctuels ou sur un campus entier, ne peut-il se vivre que comme dépossession de compétences subtiles, cristallisées dans un parler propre ?

 

Le programme de culture générale

 

Aller plus loin, alors, pour surmonter les enclosures. Cesser d’invoquer un pré carré contre l’autre. Les lundis au soleil de la classe préparatoire, en open space, au tu et à toi, avec l’Académie, le Lycée, le Portique, le Jardin, et en open bar, à se délecter de la substance de l’Encyclopédie, ne s’éteindront pas dans les antres, d’abord énigmatiques, des sherpas du supply chain et des gourous du crowdfunding. Agilité plus douce ou plus ardue pour qui s’est mu, jusque-là, dans le calcul de propositions ?

 

Il serait dommage que le cursus en classes préparatoires se tienne dans l’évitement de notions émergentes. Et que ce qui paraît radicalement neuf sous le soleil ne se trouve pas abordé à partir d’outils conceptuels classiques. Étant bien entendu que les collègues des autres disciplines pourraient aussi bien témoigner de réalisations en leur matière, je peux ici évoquer le programme de culture générale de première année.

 

Dans le chapitre « l’essor technologique et l’idée de progrès », il est stimulant d’interroger les attendus et les enjeux du Big data à partir d’une réflexion sur le patrimoine. Faut-il faire de la captation mécanique des signaux échangés une publication qui s’ignore, et qui serait orpheline des intentions de ses auteurs ? Déjà en son temps, Platon, dans le Phèdre, s’inquiétait du devenir des traces, des archives. Plus près de nous, Michel Foucault, dans Les Mots et les choses, s’était penché sur le stockage des données, et les conditions d’un accès à elles, qu’il nommait « des séries, des arbres, des treillis ». Ces préliminaires théoriques permettent un accès privilégié aux nodes et hubs de l’espace numérique.

 

Dans le chapitre « L’esprit des Lumières et leur destin » ou/et « Étapes de la constitution des sciences exactes et des sciences de l’homme », on peut se demander si nos usages de l’internet ne reviennent pas à temporaliser l’extériorité, et à spatialiser l’intériorité, sollicitant ainsi à rebours les dimensions d’appréhension que travaille l’esthétique transcendantale de Kant, dans la Critique de la Raison Pure. Dès lors, la « digitalisation du monde » ne cache-t-elle pas, alors, sous son apparente teneur émancipatrice, héritée  des  Lumières, des torsions dans l’exercice du « pouvoir de connaître », du « pouvoir de désirer », et du « sentiment de plaisir et de peine » ? Son immédiateté est-elle accélératrice de maturation, ou spoliatrice des médiations que celle-ci requiert ? La « révolution informa- tique », à l’avant-garde de la « révolution quantique » qui donnera à la notion d’intrication toute sa portée, est-elle ou non à penser comme une contraposée de la « révolution copernicienne » ? Fait-elle courir le risque d’une myopie éparpillée, lorsque « l’espace des flux » se substitue à « l’espace des lieux » (8) ?

 

Le passage du gué

 

Il serait dommage, une fois en école, de se priver du « pas de côté » dont les disciplines de la classe préparatoire donnent le goût, que ce soit en mathématiques, économie, géopolitique, langues et culture générale, et que les enseignements en école sollicitent plus que jamais : abstraction, analogie, conjecture, synthèse, transposition plastique, reformulation, problématisation. Joie d’apercevoir, dans les algorithmes de l’option finance, une occurrence de la chrématistique aristotélicienne. De saisir, comme schéma déjà familier qui se différencie des suivants et les éclaires, dans le cours de sciences cognitives et marketing, à propos des dendrites, la théorie des fibres dures et des fibres molles chez Malebranche. De relire La Philosophie de l’argent de Simmel, avec énergie, au sortir d’une introduction émérite aux principes de M&A, fusion/acquisition.

 

Les Moocs, que les Grandes Écoles pourraient réaliser pour présenter les composantes de leur cursus à nos élèves, ainsi que l’ « expérience terrain » en fin de première année de classe préparatoire, suggérée par notre président Alain Joyeux, ne pourraient que dynamiser ce défi d’appréhender, par les notions rencontrées au lycée, les situations de recomposition du paysage entrepreneurial travaillées dans les Grandes Écoles.

 

Ce passage du gué, biseau à concevoir pour une première année pleinement sereine en École, éviterait à nos élèves désarroi ou défensive. Il peut s’appuyer, de part et d’autre, sur une gestion collaborative des communs du savoir, qui transcendent les a priori. Ainsi serait évité l’épuisement d’un terreau qui pourrait résulter d’un entre soi sans assolement. Inséminations croisées, sans aucun doute. Et dans ce pâquis-là, l’herbe sera plus verte.

 

Par Véronique Bonnet, agrégée de philosophie, professeur de chaire supérieure en classes préparatoires économiques et commerciales ECS au lycée Janson de Sailly, responsable pour la philosophie – culture générale pour la filière ECS au bureau de l’APHEC

 

 

1Cet article prolonge les expressions
« illusions des prés carrés » et « tragédie du verrouillage » en fin de l’article Le fraisier et la ruche

 

2Plus de précisions dans l’article coécrit avec Odile Benassy dans Bridge Builders été 2014

 

http://commongood-forum.tumblr. com/post/125337943217/dialogue- entre-une-experte-du-logiciel-libre-et

 

3Garrett Hardin, The Tragedy of the Commons. Science (13 décembre 1968), vol. 162.n o 3859. http://www. garretthardinsociety.org/articles/ art_tragedy_of_the_commons.html

 

4Ceci, comme indiqué dans Le fraisier et la ruche, fut à l’origine, en septembre 1983, du projet GNU de fédérer des programmeurs autour du Free Software, lancé par Richard Stallman.

 

5Hannah Arendt. The Human Condition. Londres et Chicago, University of Chicago Press. 1958

 

6Elinor Ostrom, Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, 1990

 

7Victor Hugo Discours d’ouverture du congrès littéraire international
du 7 juin 1878 https://fr.wikisource.org/wiki/Discours_d’ouverture_du_ CongrC3%A8s_litt%C3%A9raire_ international

 

8Nous reprenons ici les expressions de Manuel Castells dans le tome 1 de l’Ere de l’information, ouvrage paru en 1996, intitulé La Société en réseaux, qui synthétise cette recomposition au tout début du chapitre IV intitulé L’espace des flux : « Les lieux perdent la substance même de leur signification culturelle historique et géographique pour être intégrés dans des réseaux fonctionnels produisant un espace de flux qui se substitue à l’espace des lieux ».