Informatique libre, écoles de commerce et classes préparatoires.

Le 11 octobre 2016, dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, Richard Matthew Stallman, mathématicien et informaticien américain émérite, recevait le titre de Docteur Honoris Causa  décerné par l’Université Pierre et Marie Curie. Cette cérémonie, prélude à la fusion annoncée entre l’UPMC et une Sorbonne qui renoue ainsi avec sa destination humaniste originaire et complète, scientifique et littéraire, saluait en RMS l’initiateur  du « projet GNU »(1), fer de lance de l’informatique libre. Il serait dommage de réduire cette dernière à l’inflorescence tardive qu’est l’Open Source, comme le font parfois quelques théoriciens pressés.  Car ceci porterait ombrage à  l’ apport émancipateur de ce qui a été conçu initialement par Richard Matthew Stallman comme Free Software. Il existe une tension, dans l’informatique libre, entre la tradition du Free Software , attachée à un enracinement qualitatif de long terme, et sa dérivée qu’est l’Open Source, plus attentive aux gains quantitatifs de court terme. Dans celle-ci, le modèle de la ruche, forcée et hors sol, que l’on veut concevoir pour récolter le maximum de miel. Dans celui-là, le modèle du fraisier, qui creuse son terreau, s’en nourrit tout autant qu’il l’enrichit, et diffuse ses stolons.

Cette tension entre le fraisier et la ruche peut susciter une analogie inspirante. Intégrer une grande école de commerce, est-ce basculer brutalement de pratiques humanistes désintéressées dans l’acquisition forcenée de procédures seulement opératoires et rémunératrices? Faut-il que cette caricature perdure, alors même que se dessine un continuum à la fois sensible et intelligible entre classes préparatoires et grandes écoles de commerce. Les Rencontres de l’APHEC de novembre 2015, avaient explicité celui-ci. L’éclosion dans les écoles de nombreuses figures du marcottage ne pourra qu’alimenter la réflexion des rencontres de novembre 2017 sur ce qui fait des classes préparatoires une composante décisive.

Qu’est-ce que l’informatique libre?

Aux Etats-Unis, en 1983, alors qu’il était programmeur au MIT (Massachusetts Institute of Technology), Richard  Matthew Stallman prit conscience de la montée en puissance des copyrights sur les codes sources. On appelle ainsi ce qui permet à un opérateur de générer l’exécution d’un programme, de le comprendre pour remédier à d’éventuelles lacunes ou dysfonctionnements. Jusque là,  tous les universitaires se les communiquaient, pour les améliorer et les reverser au pot commun.  Confronté à l’impossibilité d’obtenir de la firme Xerox le code de fonctionnement d’une imprimante pour la réparer, ce qui le mit en colère, RMS voulut créer les conditions de possibilité numériques d’une persistance de l’échange des outils entre campus.

Pour que ses collègues scientifiques et littéraires puissent continuer à converger vers un commun du savoir, Richard Matthew Stallman réunit autour de lui d’autres programmeurs pour écrire de code dans le cadre du projet GNU, acronyme récursif de GNU’s Not Unix, comme alternative à Unix non consultable et non amendable : »«  Avec un logiciel, il y a deux possibilités, ou les utilisateurs ont le contrôle du programme, ou le programme a le contrôle de l’utilisateur. Dans le premier cas, cela s’appelle le logiciel libre. »  Ce fut la naissance du Free Software, que l’on traduit en général par « Informatique Libre « , ou « Logiciel Libre » ou « le Libre ».  Free est ambigu en anglais, pouvant aussi bien désigner ce qui est gratuit (a free beer) que ce qui est libre (a free speech). C’est bien sûr le second sens, la référence à l’autonomie, qui prévaut.  

Au nom de l’inaliénabilité des droits qu’a l’utilisateur humain d’être considéré comme une fin, et non comme un moyen. Démarche qualifiée par Richard Matthew Stallman lui-même d' »idéalisme pragmatique. » :« Toute décision prise par une personne découle de ses valeurs et de ses buts dans la vie. Les gens peuvent avoir beaucoup de buts et de valeurs différents ; la gloire, le profit, l’amour, la survie, l’amusement, ou la liberté, ne sont qu’une partie des buts qu’une personne normale peut avoir. Quand ce but est une question de principe, cela s’appelle de l’idéalisme. C’est un but idéaliste qui motive mon travail pour le logiciel libre : propager la liberté et la coopération. Je veux encourager la diffusion des logiciels libres et le remplacement des logiciels privateurs qui interdisent la coopération, et rendre ainsi notre société meilleure. »

Pour rendre disponibles et plastiques les logiciels ainsi générés, la Free Software Foundation se dota du dispositif de licence ouverte, conçu avec  le juriste Eben Moglen, la GPL, Gnu PublicLicence, permettant une ouverture continuée du code source. Ceci confère à tout utilisateur l’opportunité d’exécuter, d’étudier, d’améliorer, et de redistribuer des copies améliorées, les quatre libertés.  A la condition  de laisser libre et disponible, en adoptant la même licence GPL, le fruit amélioré d’un tel emprunt.

Dans un article célèbre, Code is Law, Eben Moglen montra ainsi qu’un tel code, sous une telle licence, était porteur de ses conditions juridiques d’usage et de diffusion, faisait lui-même la loi, de manière virale, par le biais d’un marcottage par lequel l’informatique libre nourrit et génère d’autres propositions numériques de l’informatique libre. Qui a vu pousser un fraisier sait qu’il constitue une tige qui à son tour s’enracine.  L’informatique libre put ainsi se doter d’un cadre  protecteur pour l’écriture du code.  L’informaticien Linus Torwald, ayant libéré le noyau Linux dont il était l’auteur permit au Free Software de croître et embellir. La distribution GNU/Linux ( et non pas Linux tout court, comme on l’entend trop souvent, appellation inadéquate) prit ainsi son essor.

Il y a 20 ans, en novembre 1996, des étudiants du laboratoire informatique de Paris 8 Saint-Denis, fondèrent une association pour promouvoir l’informatique libre en France, l’APRIL« Association pour la Promotion et la Recherche en Informatique Libre », devenue l’April « Association francophone de promotion et défense du logiciel libre ». Soeur cadette de la Free Software Foundation, elle assista elle-aussi, à la fin des années 90, à une bifurcation   de l’Informatique libre qui opposa, pour risquer ici une image, la ruche au fraisier.

Réduire, dans l’informatique libre, le fraisier du Free Software, à la ruche de l’Open Source?

En 1999, un essai du programmeur et co-fondateur du terme Open Source, Eric Raymond, La Cathédrale et le Bazar, déclare analyser le succès des logiciels libres. Ceux-ci, selon lui, n’étant  ni verrouillés ni scléroses par une hiérarchisation pyramidale propriétaire, permettaient une potentialisation acérée des performances techniques. Sur le mode du bazar, horizontal et collaboratif,  Avec l’idée que, grâce à un code source non propriétaire, plus il y a d’utilisateurs, plus il y a de rapports de bugs et d’implémentations curatives. D’où une culture du résultat aspire surtout à cueillir le fruit. Avec éclat, certes. Androïd, logiciel utilisé dans les ordinateurs que sont les téléphones portables, a fini par prévaloir, bijou optimisé au sens de l’Open Source.

Cette version dérivée, réduite à la recherche d’effets puissants, fait basculer les avancées du Libre du côté de la recherche du meilleur rapport qualité/prix. L’adjectif épithète Free est alors tiré du côté du moins coûtant. Ce bazar fructueux à courte vue vise essentiellement à « faire son miel », considérant comme seconde la question de l’autonomie de l’utilisateur, la possibilité pour lui de savoir exactement ce que sa machine exécute. Alors qu’est en jeu la préservation de secrets familiaux, amicaux, médicaux, aussi bien que celle des secrets industriels des entreprises. Connaître le code source d’un programme, et pérenniser cette maîtrise numérique par la synergie d’une communauté d’utilisateurs, est autrement judicieux, aussi bien moralement que commercialement. Le Free Software, par la lucidité qu’il donne sur ce que la machine effectue, évite de confier son savoir faire et son savoir être aux sables mouvants de l’informatique opaque et à ses portes dérobées.

Certes, dans La Fable des abeilles de Mandeville, métaphore emblématique du libéralisme, la ruche, riche en nectar, des abeilles voraces, l’emporte sur la ruche, fort dépourvue, des abeilles ascètes. Prospérité du vice, et malheur de la vertu, traduira Sade. L’avidité érigée en principe et tenant lieu de sens ? Business plan de courte vue. Bestiaire oublieux de l’autonomie des partenaires d’une transaction.

Cessons, alors, d’opposer le marcottage humaniste des classes préparatoires au diktat de l’efficience sans scrupule des écoles de commerce.

Comme l’écrivait le président de l’APHEC, Alain Joyeux, la pluridisciplinarité, l’entrelacs subtil des problématiques que nos étudiants sont invités à parcourir en classe préparatoire, sont les conditions d’un rapport critique au monde, à soi, aux autres. La culture générale, terreau de l’autonomie, permet la constitution de tout un système racinaire, par la fréquentation serrée de représentations et de vocables. Pour devenir, en classe préparatoire mais aussi en école de commerce, non pas l’abeille cupide mais le bon jardinier.  On lève des fonds, mais on fait surtout se lever des hommes. Cueillir, mais aussi recueillir, et semer. Hermès, dieu tutélaire des voleurs de grands chemins, est aussi et surtout celui des arpenteurs de carrefours, des globe-trotteurs, et des inventeurs.

Jamais, en réalité, le continuum que l’APHEC appelle de ses vœux, entre classes préparatoires et écoles de commerce, n’a révélé d’actualisations aussi nettes et prometteuses. Il convient de démentir la tradition de préparationnaires « épiciers », déjà vendus aux seuls démons du mercantilisme, alors que khâgneux et taupins garderaient l’aura d’humanistes purs et durs. D’une école de commerce l’autre, en effet, jamais il n’a été autant question de développement durable, de cosmopolitisme sous clause d’hospitalité, de responsabilité sociétale, de création et partage, de subsidiarité, de pépinières à inséminations croisées. Et aussi de cours à faire exister, de Moocs à diffuser, de thèses de doctorants à éditer, pour irriguer un pot commun, ou même un campus numérique universel. Pour faire pièce aux illusions des prés carrés, des enclosures finalement perdantes, et à la tragédie du verrouillage? Revanche du fraisier sur la ruche?

Et l’Université n’est pas en reste, qui a honoré, UPMC et Sorbonne conjointes, en une même cérémonie, un grand maître des algorithmes et un virtuose de l’alphabet.

Véronique BONNET Agrégée de philosophie, Professeur de chaire supérieure en classes préparatoires économiques et commerciales ECS au Lycée Janson-de-Sailly Responsable pour la philosophie-culture générale pour la filière ECS au bureau de l’APHEC