La commission mixte paritaire Assemblée Nationale – Sénat a introduit dans l’article 18 de la loi ESR des dispositions non prévues initialement dans le projet présenté par notre ministre au nom du gouvernement. Ces amendements appellent de notre part un certain nombre de remarques. Le point 2 de l’article stipule tout d’abord :
« Chaque lycée public disposant d’au moins une formation d’enseignement supérieur conclut une convention avec un ou plusieurs établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel de son choix dans son académie afin de prévoir des rapprochements dans les domaines pédagogiques et de la recherche et de faciliter les parcours de formation des étudiants. Lorsqu’aucun établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel de l’académie ne propose de formations d’enseignement supérieur en lien avec celles dispensées dans le lycée, ce dernier peut conclure une convention avec un établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel situé en dehors de son académie. »
Nous n’avons rien à redire à ce texte qui est peu ou prou celui du projet initial, à ceci près qu’il restreint le champ des possibilités de convention aux EPCSCP de l’académie quand ceux-ci proposent des formations « en lien » avec ceux du lycée. Le flou entourant ce « en lien » est d’ailleurs très troublant et j’ai tendance à penser que le texte pourra être interprété de bien des manières suivant la personne habilitée à déterminer ces liens. Quant à la nécessaire mobilité prônée dans les textes du processus de Bologne, il semble que cette disposition en fasse fi.
La suite du projet est beaucoup plus problématique. Je cite :
« La convention prévoit les modalités de mise en œuvre d’enseignements communs aux formations dispensées par les établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel et à celles dispensées par les lycées. L’établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel motive son refus de conclure une convention ».
Deux remarques et une question s’imposent.
Il faut noter en premier lieu que la première phrase met à mal une pratique séculaire, fondée en droit, mais plus encore en raison : les professeurs de CPGE ayant l’entière responsabilité des enseignements qu’ils délivrent à leurs élèves, assurent l’intégralité des horaires d’enseignements prévus par les textes réglementaires et des tâches qui s’y rattachent, élaboration et correction de nombreux devoirs, évaluation chiffrée mais aussi évaluation qualitative, suivi, soutien scolaire et psychologique, conseils pédagogiques et bien d’autres choses encore, certes non écrites ou codifiées, mais cependant bien réelles. Ce n’est – et on peut s’en désoler – guère le cas des universitaires. Par ailleurs les professeurs de classe préparatoire sont des spécialistes de la généralité, ils ont une culture large, culture qui ne cesse de s’étendre au cours de leur carrière, mais une culture non nécessairement pointue dans tous les domaines de leur champ de compétence. Cependant, la plupart d’entre eux sont désormais docteurs et ont donc travaillé sur des champs très spécialisés. Si cette expérience leur donne une légitimité pour sensibiliser les étudiants aux démarches de recherche et d’innovation, elle n’est pas le cœur de leur métier. Les profils des enseignants des deux systèmes sont assez dissemblables et il y a fort à parier que de façon concrète, ces partages d’enseignements que rien ne légitime se réduiront comme une peau de chagrin, la mesure adoptée n’étant alors plus que symbolique.
Il y a tant de moyens de créer et d’approfondir des liens forts entre les deux systèmes : conférences données par des universitaires sur des sujets dont ils sont spécialistes et qui peuvent être connexes aux programmes officiels – pensons aux disciplines ayant à traiter de thèmes annuels, comme celui de culture générale dans la filière économique et commerciale – expériences dans des laboratoires scientifiques des EPCSCP, impossibles à réaliser avec les moyens des lycées, contingents de places d’examinateurs pour les interrogations orales, participation aux jurys de concours, même si ceci ne peut évidemment être évoqué dans une convention Université / CPGE puisqu’il s’agirait plutôt d’accords avec les grandes écoles.
En retour, des professeurs de CPGE pourraient avec profit assurer des cours de méthodologie aux étudiants des universités, intervenir dans des interrogations orales qu’il conviendrait de créer pour les étudiants des universités. Notre système scolaire et universitaire laisse peu de place à la formation à l’oral – si l’on excepte les oraux de langues, les examens oraux sont des épreuves de rattrapage pour les lycéens ou étudiants n’ayant pas réussi les épreuves écrites – ce qui constitue une faille de notre dispositif de formation. Les métiers d’aujourd’hui exigent de réelles compétences orales auxquelles les étudiants français, contrairement à leurs homologues anglo-saxons, ne sont guère préparés.
Mais il y a beaucoup plus à faire pour renforcer les coopérations. Je m’en suis tenu jusqu’ici à des interventions réciproques liées aux seuls cursus académiques des étudiants. Mais il est aujourd’hui fondamental que les étudiants soient a minima sensibilisés au triptyque « Recherche – Innovation – Entrepreneuriat » dès leurs premières années d’enseignement supérieur. Nous sommes bien loin d’avoir atteint cet objectif qui engage à l’évidence l’avenir et la place de notre pays dans le concert des nations. Que des juristes, des historiens, des économistes des deux systèmes éclairent les étudiants de l’université comme des classes préparatoires sur la législation et la réglementation régissant les brevets, la propriété intellectuelle, les droits d’auteur ou le copyright, que des mathématiciens, des physiciens, des informaticiens sensibilisent des étudiants des filières littéraires au développement des techniques numériques, que des historiens ou des géographes expliquent aux étudiants des filières scientifiques les enjeux géopolitiques, géoéconomiques, géostratégiques de leur futur métier d’ingénieur en recherche et développement me semble autrement profitable que de savoir si le cours de chimie organique sera assuré par un maître de conférence ou un professeur de chaire supérieure.
Que des professeurs des deux systèmes collaborent pour construire en commun des MOOCs (Massive Open Online Courses) qui renvoient à la préhistoire de la pédagogie numérique les pratiques du « e-learning » d’antan, serait un progrès considérable permettant à tous les étudiants d’approfondir leurs connaissances par le biais de cours en face à face avec des enseignants des deux systèmes et plus encore, par la pratique du « peer to peer », de partager leurs expériences, indépendamment de leurs établissements d’origine. Là est le véritable progrès, une mise en œuvre d’enseignements communs qui ne se réduirait pas à un simple découpage des services et à des partages artificiels des programmes. Plutôt que de ligoter les acteurs par la loi et la réglementation, mettons notre confiance en leur créativité et leur esprit d’entreprise.
Enfin, la deuxième phrase de cet alinéa est très mystérieuse :
« La préinscription assure aux élèves la connaissance des conventions existantes entre les lycées disposant d’au moins une formation d’enseignement supérieur et les établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel auxquels ils sont associés. »
La référence aux conventions existant entre les lycées et les EPCSCP laisse à penser qu’il s’agit de préinscription dans les lycées à CPGE, notion abandonnée depuis la création d’APB. Il est d’ailleurs à noter que le texte de ces conventions n’existe très souvent que sous une forme « papier » ce qui rend impossible cette disposition, sauf à les rendre accessibles sur le site d’APB.
Pour en terminer avec cet alinéa, je m’interroge sur le bien-fondé de la proposition suivante :
« Les élèves inscrits dans une classe préparatoire aux grandes écoles d’un lycée public sont également inscrits dans une formation proposée par l’un des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel ayant conclu une convention avec ce lycée, selon des modalités précisées par décret. Cette inscription emporte paiement des droits d’inscription prévus à l’article L. 719-4 »
Pour dire vrai je crois que la première phrase est contraire au droit : comment peut-on imposer à un étudiant inscrit en classe préparatoire une inscription obligatoire dans un autre établissement qu’il n’aura pas choisi et qui lui sera imposé par une convention qui lui est étrangère ? Il y a là une entorse grave à la liberté individuelle et une violation des principes constitutionnels en vigueur dans notre République dont la devise (article 2) commence par le beau mot de « Liberté ». Sans être constitutionnaliste, je crois que cet article pourrait être retoqué par le Conseil Constitutionnel ou même par le Conseil d’Etat. Madame Fioraso n’a-t-elle pas invoqué un argument d’anticonstitutionnalité pour rejeter l’amendement des députés prévoyant le paiement de frais de scolarité versés par les étudiants de CPGE aux lycées, cette disposition contrevenant au principe de gratuité scolaire.
Mais la manœuvre des sénateurs est habile : la double inscription devient à leurs yeux nécessaire au motif qu’une partie des enseignements du cursus de classe préparatoire seront assurés par des collègues de l’université. Manœuvre habile mais malhonnête et raisonnement entaché d’erreur. Un étudiant de l’université de Toulouse – Le Mirail faisant dans le cadre d’Erasmus un semestre d’étude dans une université étrangère n’est pas inscrit dans celle-ci et n’y paie aucun droit.
Par ailleurs, la double inscription et le paiement de droits universitaires dont il n’est pas dit qu’une partie sera reversée au lycée d’origine risque d’avoir des conséquences qu’un rapport sénatorial de 2002 faisant suite au rapport « Laugerie » sur le système San Remo avait lui- même dénoncé en son temps. Je cite :
« Le recensement des étudiants pris en compte n’est pas exempt d’incertitudes, toutes les inscriptions principales étant dénombrées, y compris des inscriptions de pure forme, telles celles d’élèves des classes préparatoires aux grandes écoles qui, inscrits en université pour obtenir des équivalences de diplôme, n’assistent à aucun cours. Le nombre de telles inscriptions peut être élevé, notamment à Paris et dans les grandes métropoles régionales et vient dans ce cas alourdir fictivement les effectifs d’étudiants et, de fait, accroître artificiellement les besoins en enseignants ».
En conclusion, si nous approuvions l’ensemble des articles du projet de loi relatifs à nos classes, si même nous étions favorables au versement de droits pour les étudiants de classe préparatoire, quitte à créer une entité juridique de l’enseignement supérieur telle qu’un Collège National ou des Collèges Académiques des CPGE, ayant la possibilité de percevoir les fonds et de les redistribuer équitablement aux établissements, la proposition des sénateurs nous semble totalement inappropriée et dangereuse : la suite logique de cette disposition serait évidemment que les classes préparatoires basculent dans le giron des universités, ce qui n’est pas à l’ordre du jour.
Vient la dernière proposition sénatoriale. Après le même article L. 612-3, il est inséré un article L. 612-3-1 ainsi rédigé :
« Art. L. 612-3-1. – Sur la base de leurs résultats au baccalauréat, les meilleurs élèves par filière de chaque lycée bénéficient d’un droit d’accès dans les formations de l’enseignement supérieur public où une sélection peut être opérée. Le pourcentage des élèves bénéficiant de ce droit d’accès est fixé chaque année par décret. Le recteur d’académie, chancelier des universités, réserve dans ces formations un contingent minimal de places au bénéfice de ces bacheliers. »
En 2005 et 2006, j’ai travaillé avec Patrick Weill sur cette mesure qu’il prônait à la suite de ses recherches sur la politique de quotas — per cents — mise en place par l’Université d’État du Texas, politique que la Cour Suprême[1] s’apprête d’ailleurs à interdire. Cette pratique a eu une véritable efficacité, mais est devenue inutile, les recruteurs de l’Université du Texas ayant compris que les meilleurs étudiants des « High Schools » avaient des taux de réussites identiques, qu’ils proviennent d’établissements afro-américains, latino-américains, sino-américains ou autres. Mais la sociologie française n’est pas la sociologie texane. L’examen des résultats au baccalauréat dans les lycées dont le public est composé d’au moins 65% d’élèves de familles à CSP défavorisés atteste que les meilleurs élèves sont massivement issus de familles à CSP favorisés. Les 5% des meilleurs élèves des lycées sont à plus de 90% de CSP non défavorisés ! On peut parier que cette disposition aura une efficacité nulle en termes d’ouverture sociale. La seule mesure qui pourrait être utile serait de faire bénéficier les 5 (ou 10) meilleurs boursiers des 100 lycéens (boursiers ou non boursiers) d’une même filière de cette disposition. Mais ceci serait de la discrimination positive et donc sans doute un amendement de ce type serait-il cassé par le Conseil Constitutionnel. Elle est de plus infâmante pour nos collègues universitaires, car elle laisse entendre qu’hors les formations sélectives à l’entrée il n’y a point de salut. Or, les parcours universitaires sont beaucoup plus sélectifs que les nôtres, mais tout simplement pas au même moment. Par souci d’égalité, il faudrait que les 5 ou 10% des meilleurs boursiers de L1 soient assurés de passer en seconde année. Les amphis de médecine seraient alors dès la seconde année composés à 50 ou 100% de boursiers !
Philippe Heudron
[1] AEF, revue de presse du 20 juin 2013 : « la Cour suprême américaine pourrait tourner la page de la discrimination positive » : « L’Opinion » (p. 6) prévoit qu’une décision en faveur d’Abigail Fisher, qui « estime ne pas avoir été admise à l’Université du Texas pour la simple raison qu’elle est blanche », pourrait faire jurisprudence et mettre fin à au « système de quotas fondés sur la race pour imposer la diversité ».