Pour Philippe Heudron (APHEC), la France doit prendre part au « Yalta de l’éducation » en exportant ses classes préparatoires à l’étranger

 

Philippe Heudron, président de l’APHEC : « C’est aujourd’hui que se dessine le Yalta de l’éducation et la France, au travers de ses parcours d’excellence, doit en être. En Australie, l’enseignement supérieur représente 15 % à 20 % des exportations et les étudiants étrangers pèsent pour 4 à 5 points de PIB ! L’Allemagne exporte ses voitures, pourquoi n’exporterions-nous pas notre ingénierie pédagogique ? », interroge Philippe Heudron, président de l’ APHEC (Association des professeurs des classes préparatoires économiques et commerciales), dans une interview à AEF où il annonce son intention de créer des classes préparatoires à la française dans des pays étrangers, à commencer par les États-Unis. « L’idée serait de créer des cursus de doubles-diplômes entre l’université d’accueil de la classe préparatoire et les grandes écoles françaises, de manière à ce qu’un étudiant qui s’engagerait dans cette voie acquière, en bout de course, deux diplômes : celui de son université d’origine et celui de l’école dans laquelle il aura été reçu », explique-t-il. Il calcule que si, dans cinq ans, 10 000 étudiants étrangers sont recrutés par ce biais dans les grandes écoles françaises, « cela équivaudrait à 400 millions d’euros de plus en flux pour l’économie française, et 1,2 milliard en stock ». Il appelle les grandes écoles à « manifester leur intérêt et leur soutien pour ce projet », en s’appuyant sur leurs partenariats existants dans les universités américaines. Dans un second temps, les écoles d’ingénieurs pourraient également être concernées, imagine Philippe Heudron.

 

AEF : L’APHEC (Association des professeurs des classes préparatoires économiques et commerciales) travaille depuis deux ans sur un concept de classe préparatoire à l’étranger, qui permettrait aux grandes écoles de recruter davantage d’étudiants internationaux. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

 

Philippe Heudron : L’installation de Skema business school sur le campus de l’université de Caroline du Nord, à Raleigh a en effet été pour nous l’occasion de réfléchir à l’implantation de classes préparatoires à l’étranger, à destination des étudiants locaux qui souhaiteraient intégrer une grande école française. Avec Skema et le College of management de l’université de Caroline du Nord, nous avons réfléchi à un prototype : corpus académique, système d’équivalence, mode de recrutement, financement, etc. L’idée serait de créer des cursus de doubles-diplômes entre l’université d’accueil de la classe préparatoire et les grandes écoles françaises (dans un premier temps, les écoles de commerce), de manière à ce qu’un étudiant qui s’engagerait dans cette voie acquière, en bout de course, deux diplômes : celui de son université d’origine et celui de l’école dans laquelle il aura été reçu. Les cours de CPGE seraient conçus en synergie avec les cours des deux premières années de la business school américaine d’origine : ainsi, on envisage un système de « majeures » et de « mineures », les premières regroupant les disciplines du concours, dont les cours seraient assurés par les enseignants de CPGE, les secondes étant des cours d’ouverture pilotés par l’université américaine.

 

AEF : Quel serait l’intérêt pour une université américaine d’implanter en son sein une CPGE à la française et d’envoyer ses étudiants dans une grande école ? Ira Weiss, le doyen du Poole college of management de North Carolina State university, avait lui-même déclaré, dans une interview à AEF en 2011, que « le modèle CPGE-grandes écoles devenait une faiblesse dans un monde globalisé ».

 

Philippe Heudron : En décembre dernier, l’ambassade de France aux États-Unis m’a invité, lors d’un colloque qui se tenait à Sciences Po, à présenter ce projet devant un parterre de représentants d’universités américaines, en majorité des recruteurs. Leur accueil a été extraordinairement enthousiaste. Tous en voulaient. Cela a d’ailleurs changé nos perspectives, et d’un projet spécifique à Raleigh, nous avons commencé à envisager une action de plus grande ampleur. L’université américaine y a intérêt, car elle cherche par tous les moyens à faciliter l’expérience internationale de ses étudiants, surtout dans les business schools. Les accréditations AACSB, AMBA, mais aussi EQUIS les poussent à s’internationaliser davantage. Nous leur offrons donc un outil clé en main. Dire que personne ne nous envie le modèle des CPGE est faux : en 2012, le Luxembourg a demandé à la France d’en ouvrir sur place, ce qui sera fait à la rentrée 2013.

 

Il faut bien comprendre que l’enseignement supérieur est devenu l’un des premiers marchés au monde : la Chine, l’Inde et d’autres pays en développement ont de très gros besoins en formation, et les pays qui voient loin, comme la Grande-Bretagne, sont déjà en train de prendre des parts de marché. C’est aujourd’hui que se dessine le Yalta de l’éducation et la France, au travers de ses parcours d’excellence, doit en être. En Australie, l’enseignement supérieur représente 15 % à 20 % des exportations et les étudiants étrangers pèsent pour 4 à 5 points de PIB ! L’Allemagne exporte ses voitures, pourquoi n’exporterions-nous pas notre ingénierie pédagogique ?

 

AEF : Comment financez-vous ce modèle de CPGE à l’étranger ?

 

Philippe Heudron : Le coût moyen d’un étudiant de CPGE, en France, est de 13 600 euros par an, selon les données du MESR. Et encore cela vaut-il pour tous types de CPGE confondus, les prépas commerciales coûtant plutôt 11 000 euros par an. Les frais de scolarité payés par les étudiants américains à leur université s’établissent en moyenne de 20 000 à 30 000 euros par an. Il faudrait donc que l’université d’accueil prélève sur ces frais de scolarité la partie « enseignement » correspondant aux cours de CPGE, pendant les deux années du cursus. Ensuite, il faudrait que les grandes écoles acceptent de formaliser un concours et une voie d’entrée spécifique pour ces étudiants, à travers un « SIGEM international » par exemple. Les étudiants recrutés entreraient donc dans une école pour trois ans, ce qui représenterait au bas mot 40 000 euros de dépenses par an et par étudiant dans la balance commerciale française (soit 25 000 euros de frais de scolarité pour l’école, plus les frais de vie).

 

AEF : Quid des profs de ces « CPGE exportées » ? Par qui sont-ils payés ? Combien en faut-il ?

 

Philippe Heudron : Les cours de CPGE doivent être assurés par des professeurs français, mais qui ne doivent pas perdre leur statut pour autant. Il faudra être astucieux, par exemple en les rattachant à un établissement français comme les lycées français à l’étranger, ou alors en explorant la piste du détachement en tant que « professeur visitant ». J’ai déjà reçu des appels de professeurs de classes préparatoires intéressés par le projet et volontaires pour participer à l’expérience. On peut aussi s’appuyer sur de jeunes professeurs retraités, une solution qui coûterait moins cher puisqu’ils ont leur pension de retraite : il suffirait de leur verser une prime d’expatriation. C’est aux services administratifs du ministère d’estimer dans quelles mesures ce projet doit être mené.

 

AEF : Avez-vous fait une « étude de marché » pour savoir combien d’étudiants pourraient être intéressés par un tel système ?

 

Philippe Heudron : C’est pour l’instant la grande inconnue, mais je table sur 10 000 étudiants attirés en France par ce biais dans cinq ans, si nous réussissons à développer le modèle dans plusieurs pays et à le dupliquer dans les écoles d’ingénieurs. Cela équivaudrait à ouvrir 100 CPGE dans le monde, avec 100 étudiants dans chacune : s’ils dépensent 40 000 euros par an une fois recrutés dans les écoles, cela équivaudrait à 400 millions d’euros de plus en flux pour l’économie française, et 1,2 milliard en stock (sur trois ans). Je rappelle que le Canada, qui a une population deux fois moins importante que la France, reçoit 200 000 étudiants étrangers payants. Il nous en faudrait donc 400 000 pour être à leur niveau (1).

 

AEF : Quelles sont maintenant les prochaines étapes pour que votre projet aboutisse ?

 

Philippe Heudron : Je suis en contact avec le cabinet de la ministre et les services de la DGESIP depuis le mois de novembre 2012. Ils sont très intéressés. Fin février, j’ai été reçu par Simone BONNAFOUS pendant deux heures et demie, avec des représentants de la DREIC. Ils sont favorables à la création d’une nouvelle voie d’accès aux écoles de commerce, mais il faut maintenant que celles-ci manifestent leur intérêt et leur soutien pour ce projet. Elles doivent présenter ce projet à leurs partenaires américains comme un approfondissement de leur relation. Nous devons privilégier la souplesse et opter pour l’établissement de conventions entre la tutelle (le MESR), le MAE, le Chapitre des grandes écoles de commerce de la CGE et chacune des universités américaines partenaires. Ces classes intégrées aux universités doivent être labellisées CPGE.

 

Quant au développement du projet au-delà des États-Unis, je me range totalement à l’avis du cabinet de Geneviève FIORASO : il faut partager le monde en trois zones principales, l’Amérique du nord, l’Amérique du Sud (en particulier le Brésil, l’Argentine, le Chili), et le reste du monde. Partout, il faudra s’adapter aux situations locales. La Chine, via l’ambassade de France à Pékin, s’est mise sur les rangs. Le modèle en Chine devra être différent, car les étudiants chinois ne payent pas de droits de scolarité. Cependant, une chose est sûre : pendant les 25 ans qui viennent au moins, l’État chinois seul ne pourra pas assurer l’éducation de sa population. La France ne peut pas laisser aux autres, et en particulier aux Anglo-saxons, le marché mondial de l’enseignement supérieur. Nous nous devons de relever ce défi, car c’est l’avenir de notre pays, son économie et surtout son rayonnement, qui sont en jeu.

 

(1) Selon une note d’information du MESR de décembre 2012, les effectifs d’étudiants étrangers en France métropolitaine et dans les DOM atteignent 288 544 en 2011. Depuis 2004, le nombre d’étudiants étrangers a presque doublé dans les formations d’ingénieurs ou les écoles de commerce, gestion, vente et comptabilité. Il a augmenté de près de 10 % dans les CPGE. 24 % des étudiants étrangers viennent du Maghreb, 20 % du reste de l’Afrique, 23 % d’Europe.